La Piraterie

[Text of a lecture I gave at L'Institut National des Langues et Civilisations Orientales in Paris on 3 April of this year. Here is the flyer for the conference.].

Parce que le temps est court, comme c'est toujours le cas aux colloques, je vais avancer dix thèses sur les pirates somaliens, et travailler chacune pour l’étoffer.

1.

La haute mer, comme beaucoup de nos concepts juridiques, prend ses origines dans le droit romain : plus particulièrement, dans la tentative des romains de définir pleinement la chose juridique (res). Dans le droit romain il y avait de nombreuses catégories de choses : les choses sacrées, telles que les temples ; les choses sanctifiées, qui ne peuvent appartenir à un sujet humain ; les choses publiques, qui appartiennent au peuple – c'est à dire, à l'Etat ; et aussi les choses communes. 

Les choses communes n'appartiennent ni aux Dieux, ni aux humains, mais à l'ordre juridique de tous les êtres. Marcien dit, par exemple, que : “les choses suivantes appartiennent en commun à tous les hommes : l'air, l'eau qui coule, et la mer.”[1]

Les choses communes n'ont aucun contenu en elles-mêmes. Elles sont définies de manière négative : elles n'appartiennent ni aux Dieux, ni aux citoyens, ni à l'Etat – elles marquent la frontière du régime juridique, le point auquel la loi se doit d'arrêter de délimiter ce qui est propre à chacun.

La notion que la haute mer constituerait un bien public mondial crée un vast débat à la fin du 16ème siècle, période où Grotius a écrit un petit livre qui s'appelle De la liberté des mers, ou Une dissertation sur le Droit qui Appartient aux Bataves de Participer au Commerce des Indes Orientales. Le but de cette oeuvre polémique était de défendre le droit des néerlandais aux eaux réclamées par l'Espagne et le Portugal dans l'Océan indien oriental. Son argument est à peu près le même que celui de Marcien. “Pour démontrer qu'il ne pouvait avoir été occupé, je me suis servi de l'argument suivant. La mer ne peut devenir la propriété de quiconque, mais doit à jamais à tous les hommes un usage qui est commun à tous." [2]

Il a fallu jusqu'au 18ème siècle pour que l'idée de la haute mer comme bien public mondial devienne un principe juridique. Aujourd'hui, comme le déclare l'article quatre vingt neuf de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, "Aucun Etat ne peut légitimement prétendre soumettre une partie quelconque de la haute mer à sa souveraineté.” [3]

Aucun Etat ne peut prendre le contrôle de la haute mer. Bien qu'il existe maintenant des lois qui définissent la conduite sur la mer, la haute mer en tant qu’espace commun continue d'être défini par le fait que la mer reste inappropriable, et que le droit de possession, vis-à-vis de la mer, continue d'être défini de manière négative.

2.

Aucun Etat ne peut prendre le contrôle de la haute mer, mais bien évidemment des navires la traversent. Ces navires sont conçus comme des petits bouts flottants du territoire des nations souveraines auxquelles ils appartiennent.  L'article 6 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer le précise de manière très claire: “Les navires naviguent sous le pavillon d'un seul Etat et sont soumis... à sa juridiction exclusive en haute mer.” [4]

Une manière de comprendre la fiction juridique d'un territoire flottant, que je n'ai pas le temps d'approfondir aujourd'hui, est de l'interpréter précisément comme une manière de maintenir l'ouverture de l’espace commun de la haute mer, en soutenant que les navires appartiennent à un autre ordre juridique irréductible à la mer.

Trois ordres juridiques s'appliquent à un navire en haute mer. Premièrement, les crimes commis à bord du navire lui-même par une personne envers une autre sont jugés selon la loi du pays dont le navire bat le pavillon. Deuxièmement, si un navire est attaqué par un vaisseau d'un autre Etat, les deux sont tenus à respecter les lois de la guerre établies par de nombreuses conventions.   Ces deux premiers ordres sont des extensions de la loi de la terre. Le premier est simplement une extension de la loi qui gouverne les citoyens au sein d'un Etat, et le deuxième est une extension de la loi qui gouverne les relations entre Etats.

Et puis il y a cette troisième catégorie, peu connue.

Des premières définitions du pirate par Cicéron jusqu'à loi moderne de la mer, en passant par les principes proposés au début de l'époque moderne par Vattel, Grotius & Gentili, un élément de cette troisième catégorie est resté constant. Celui qui attaque sur l’espace commun, et qui ne se réduit pas à un de ces deux autres ordres juridiques, s'attaque à la possibilité même de l’espace commun, en s'arrogeant la possession de la mer. Ceux qui font l'objet de cette troisième catégorie se livrent à une attaque en mer, et cette attaque est considérée comme une attaque sur la mer elle-même. De telles actions remettent en question non seulement l’espace commun, mais le système d'Etats qui permet sa construction ; parce que le fondement de l’espace commun est la neutralisation des Etats – qu'il y ait un espace qui à la fois garantit l'existence des Etats, et au sein duquel les Etats ne peuvent agir en tant qu'Etats. Vattel dit très clairement le sort qu'il faut réserver à un tel ennemi.

Si quiconque trouble ouvertement cette loi, tous ont droit et se doivent de s'insurger contre lui. Unissant leurs forces pour punir cet Ennemi commun, ils accompliront leurs devoirs envers eux-mêmes et envers la Société humaine dont ils sont membres.[5]  

3. Le pirate, celui qui attaque à partir de l’espace commun

La troisième catégorie est le pirate.  L'article 101 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer[6] définit la piraterie. Je vais vous lire un extrait de cet article.

On entend par piraterie l'un quelconque des actes suivants :

a) tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire ou d'un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé :

i) contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer;

ii) contre un navire ou aéronef, des personnes ou des biens, dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun Etat.

Non seulement le pirate se situe en dehors de tout Etat, mais il commet des actes violents à des fins privées. Mais il ne s'agit pas ici des fins d'un citoyen sur un marché ; il manque ici un domaine public pour opposer au domaine privé.  De plus, une attaque sur des vaisseaux alignés avec un Etat (comme tout vaisseau en mer se doit de l'être) est considéré comme une attaque non pas seulement sur l'Etat, mais sur tous. Si nous nous rappelons que l’espace commun tend à marquer un point négatif par rapport à la possession, et qu'il est défini non pas de manière positive mais comme la frontière de la loi, il est intéressant de voir que le pirate, tout comme l’espace commun, est aussi défini de manière négative : il n'est pas citoyen, et il ne fait pas partie d'un Etat.

Qu'il est l'avers de l’espace commun peut être démontré par une simple question. Le pirate relève de la juridiction de qui ? Qui peut le juger ? Tous. Un siècle avant la première invocation des crimes contre l'humanité ou les débats au sujet de la juridiction sur les crimes de guerre, la piraterie était le premier délit à relever d'une juridiction universelle. Le pirate est une catégorie sans corrélat juridique possessif nécessaire : tous peuvent le juger ; personne n'en a la responsabilité. Comme Hall l'a dit dans son oeuvre classique de droit international, “si un ensemble d'hommes d'origine incertaine s'emparent d'un vaisseau... aucun Etat individuel n'a plus de droit de contrôle sur eux, ni plus de responsabilité pour leurs agissements.”[7] “Les pirates se font ‘les ennemis de l'humanité, et les Cours de [n'importe lequel] Etat qui les capture sont compétents pour les juger.”[8]

4.

Le pirate ici n'est pas public ; il ne fait pas non plus partie de cet Etat de nature qui selon Hobbes prévaloit entre les Etats au niveau international. L'acte de piraterie se situe nécessairement en dehors de tout cadre étatique, et il est donc apolitique : car admettre qu'un acte comme la piraterie, qui ne cherche même pas à fonder un Etat, puisse être politique, serait de remettre en question le monopole de l'Etat sur le domaine du politique. 

Ce qui laisse ouvert la question de la réponse appropriée à la menace de la piraterie. On ne peut traiter les pirates comme un Etat et leur déclarer la guerre, parce qu'ils ne sont pas des Etats. On ne peut les traiter comme de simples criminels, parce qu'ils ne sont pas des citoyens et ne sont pas forcément sous la juridiction d'une loi quelconque autre que par le fait qu'ils peuvent être soumis à la juridiction de n'importe quelle loi nationale (qui a créé une legislation nationale qui correspond à la possibilité d'une juridiction universelle).

Si nous nous rappelons que les bateaux en mer forment un territoire flottant, nous pouvons donc dire qu'en haute mer il existe deux types d'être. Territoires flottants et mers flottants – pirates irréductibles à l'ordre de la terre.[9]

Et qu'est-ce que l'Etat peut faire avec les pirates ? Si, en termes poétiques, ils sont des ennemis universels,[10] en termes pragmatiques, il sont des criminels universels[11] qui peuvent être traqués partout, même s'ils ne le doivent être nulle part.

5.

Les pirates sont un phénomène de la haute mer – ils peuvent exister seulement parce qu'il n'y a pas d'Etat. Autour de la Somalie la situation est compliquée par le fait que les pirates ne se trouvent pas exclusivement en haute mer. En effet, pour une bonne partie des années quatre vingt dix (90s), les “pirates” somaliens se trouvaient uniquement sur les eaux territoriales. Problème : la piraterie n'existe pas en eaux territoriales.  Le délit qui s'applique est le “Vol à main armée contre les navires.”[12] La définition de ce crime est identique à celle de la piraterie (violences, détériorations, etc.), sauf qu'il a lieu au sein de la juridiction d'un Etat. En l'occurrence, dans la juridiction d'un Etat qui n'existe pas.

Les pirates somaliens ne se trouvent pas non plus exclusivement dans les eaux territoriales. Ils se trouvent aussi à terre, et c'est cela qui fait qu'ils sont uniques dans le monde de la piraterie contemporaine. Au détroit de Malacca, ou encore aux larges du Nigeria, la piraterie est aussi très frèquente. Mais ces pirates n'ont pas de bases terrestres. Généralement ils s'emparent des navires, leur donnent un nouveau nom, et tentent de revendre la cargaison et/ou le navire au plus vite. C'est parce que les pirates somaliens possèdent des bases terrestres – là où, en Nigeria ou au détroit de Malacca, se trouverait l'Etat – qu'il est possible pour eux de prendre des ôtages, et qui fait que la structure singulière de la piraterie somalienne devient concevable.

Le Conseil de sécurité des Nations Unies a voté cinq résolutions sur la piraterie somalienne en 2008. En juin une résolution a été voté qui signifiait que, avec l'accord du gouvernement somalien, les Etats pouvaient désormais pénétrer dans les eaux territoriales somaliennes “afin de réprimer les actes de piraterie et les vols à main armée en mer.”[13] Notons l'ironie de cette résolution. En réaction à un groupe de pirates qui déclarent qu'ils mènent un combat défensif contre les forces internationales qui exploitent les eaux somaliennes en l'absence d'un Etat efficace, le Conseil de sécurité légitime l'entrée des forces internationales dans les eaux somaliennes en réponse aux souhaits d'un Etat dont l’absence pratique fournit précisément la justification pour la résolution.  Notons aussi juste un autre point d'intérêt : cela signifie que les pirates ne sont plus simplement les pirates en haute mer. Cela signifie que même dans les eaux nationales de la Somalie, les pirates sont en haute mer, et soumis à la juridiction universelle.

Le 16 décembre de la même année, une résolution encore plus audacieuse, soutenu par l'administration Bush dans ses dernières semaines, a été voté.  La résolution 1851 permet aux pays de “prendre toutes mesures nécessaires et appropriées en Somalie aux fins de réprimer ces actes de piraterie.”

Les mers flottantes pouvaient maintenant être trouvées non seulement dans les eaux territoriales somaliennes, mais aussi sur terre. Cela constitue un argument juridique novateur, selon lequel la piraterie peut avoir lieu en l'absence d'un Etat – la piraterie peut avoir lieu simplement en l'absence d'une structure étatique efficace. La manière dont "structure étatique efficace" pourrait être interprété est impossiblement vaste ; cela ouvre une exception au fondement même du système international, et permet d'évoquer l’espace commun précisément pour déterritorialiser ceux qui ne disposent déjà d'aucun droit au sein d'une structure étatique inexistante.

Le danger de ce type de conception juridique, sans penser à l'efficacité, est la question de qui se sert de l'idée de l'absence d'une "structure étatique efficace", à quelles fins, et qui, en conséquence, on appelle "pirate". 

6.

S'il y a un secteur de l'économie mondial qui rend manifeste non seulement les faiblesses d'une réflexion posée uniquement en termes de l'organisation étatique, mais qui montre aussi comment certaines forces – ici, le marché – se saisissent de ces faiblesses et les exploitent, c'est sans doute le secteur du transport maritime mondial.

Une des raisons pour lesquelles les pirates dans le détroit de Malacca peuvent faire disparaître des navires est précisément qu'en réalité, ils ont déjà disparu. Il s'agit là du coût de leur entrée sur le marché mondial – les normes de sécurité et une accréditation sérieuse feraient grimper les coûts et les empêcheraient de participer à ce marché mondial.  Prenons l'exemple d'un vaisseau qui est absolument représentatif de la tendance générale : le MV Faina.[14]  Il s'agit du vaisseau qui a été capturé par les pirates somaliens, contenant des chars d'assaut et des armes soi-disant destinés pour le Kenya, et peut-être en réalité pour le Sud-Soudan.

Précédemment le MV Faina avait porté plusieurs autres noms en succession rapide : le Marabou, le Loverval, et le Matina. Ces changements de nom avaient servi à déguiser le vaisseau pour de différentes raisons : l'évasion fiscale, pour éviter des contrôles de sécurité, etc.  Le navire battait le pavillon du Bélize, mais vraisemblablement il n'y avait jamais été. Ici, la revendication territoriale de l'Etat-nation (tout navire doit battre un pavillon national) permet un certain type de déterritorialité. La fiction juridique selon laquelle les navires sont en fait des bouts de territoire permet, par exemple, au Libéria, dont le bureau maritime se situe à New York, d'avoir plus de navires en mer que presque tout autre pays. La Bolivie, un pays sans littoral, a lui aussi plusieurs navires en mer.

La nation devient le fondement de ce qu'on appelle un pavillon de complaisance, et les nations utilisent leurs normes de sécurité peu rigoureuses et leurs régimes fiscaux minimes pour attirer les vaisseaux, tout comme des pays tels que le Cambodge utilisent les salaires bas et les normes écologiques minimes pour attirer les multinationales. En ce qui concerne les pavillons de complaisance, c'est la fiction juridique du territoire qui rend tout cela possible.

Le propriétaire du MV Faina était une société, Waterlux AG, basé à Panama.  Mais aucune adresse n'est enregistré pour cette société dans la base de données de l’Organisation Maritime Internationale.   La seule adresse qui y figure est celle d’une filiale, Tomex, basé à Odessa, en Ukraine.  Mais à Odessa, personne ne reconnait jusque l'existence même de ce navire. Ceci est absolument typique.

L'absurdité ici réside dans le fait de faire appel à une flotte qui, comme nous le verrons, est absolument inefficace, pour s'occuper d'acteurs non-étatiques, au nom de la défense d'un secteur de transport maritime mondial qui est entièrement déréglementé ; qui manifeste déjà un ordre d'un type différent que celui de l'Etat-nation, dans lequel la fiction de la territorialité permet l'absence de normes de sûreté et de sécurité.  En somme, c'est la fiction de la territorialité qui nous empêche de prendre la juste mesure des menaces qui pèsent sur nous.  

7. La résolution est une réponse inefficace à la situation empirique sur le terrain.

Au niveau pragmatique, la flotte ne fonctionne simplement pas.  Les remarques du général de division Thomas L. Wilkerson, PDG du US Naval Institute, à une réunion des gouvernements qui y participent, ont été virulentes.  “Réussi ? Les flottes les plus puissantes au monde sont représentés par les pays autour de cette table.  Et nous avons cédé le contrôle d'un million de milles carrés de l'océan à un tas de voyous avec des hors-bords.”[15]

Malgré les différentes contre-mesures employées contres les pirates somaliens, en 2011 il y a eu trente-et-un actes de pirateries réussis, et les différentes flottes déployées dans l'Océan indien demeurent inefficaces.

Plusieurs des raisons en sont simplement pratiques. Il est quasiment impossible de patrouiller deux virgule six millions de kilomètres carrés d'océan. Et puis, “En fin de compte,” comme l'a dit William Gortney, un des vice-amiraux responsables de la flotte, "la piraterie est un problème qui commence à terre.” [16]

Le problème auquel nous sommes confrontés ici est que la conception de la piraterie avancée dans la Résolution 1851 ne nous permet pas de comprendre ce que cette phrase, "à terre", signifie. A l'ONU on ne parle que de soutenir le gouvernement de transition. Le gouvernement de transition ne contrôle que certains quarters de la ville de Mogadiscio, et cela seulement seulement quand il fait jour. Certains ont parlé de financer la gendarmerie maritime somalienne. La gendarmerie maritime somalienne ne dispose d'aucun bateau – cela fait deux décennies qu'on ne les a pas vus en mer. L'insistence sur le fait de traiter avec un Etat fait que la communauté internationale est incapable de faire face aux faits sur le terrain.

8.

Les pirates somaliens ne sont pas des pirates. Il faudra que je sois assez bref et schématique sur ce point.  Au début, les pirates somaliens étaient des partisans telluriques.[17] Les pirates, selon leur propre représentation d'eux-mêmes, sont la gendarmerie maritime que l'Etat n'est pas en mesure de fournir, pour empêcher la pêche illégale et le rejet de déchets dans les eaux territoriales somaliennes.

La FAO (l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) évalue à 700 le nombre de navires étrangers qui pêchent sans autorisation dans les eaux somaliennes. Des vaisseaux en provenance de l'Europe, du Moyen Orient, et de l'Asie exploitent les stocks de poisson somaliens dans une impunité presque totale.[18] DFID,[19] le département du gouvernement britannique pour le développement international, a estimé en juillet 2005 que la Somalie a perdu cent millions de dollars à la pêche illégale de thon et de crevettes en 2003-2004.

La situation sur la côte s'est empiré après le tsunami de 2004. Peu de temps après le PNUE, le Programme des Nations Unies pour l'environnement, a publié un rapport qui déclarait que :  “A partir du début des années quatre vingt dix et encore pendant la guerre civile, les déchets dangereux rejetés le long de la cote somalienne comprenaient des déchets radioactifs, le plomb... et d'autres déchets toxiques.  La plupart de ces déchets ont simplement été déchargés sur les plages dans... des tonneaux jetables troués... sans égards pour la santé de la population locale.”[20] Nombre de ces récipients se sont ouverts après le tsunami, posant encore plus de problèmes pour les populations des zones côtières qui dépendent de la pêche et de l'agriculture.  

Dans l'absence d'un Etat somalien, les pirates assument le rôle de l'Etat, mais, sans la reconnaissance d'autres Etats, sont perçus comme étant extérieurs à l'ordre juridique international. Leur combat contre la pêche illégale a bien réussi. La France et l'Espagne, qui ont tous les deux des flottes de pêche basées aux Seychelles, s'attendent en général à prendre 66 pourcent de leur quota annuel autour de la Somalie. Alejandro Anganuzzi, le chef de la Commission des Thons de l'Océan Indien, a révélé que suite à l'activité des pirates, les deux flottes ont été obligées de déplacer leur activité vers l'est, diminuant leur captures annuelles de 50 pourcent.[21]

Ceci n'est bien évidemment pas pour dire que toutes les actions des pirates somaliens s'expliquent en termes d'auto-défense. Ce serait absurde. Saisir des pétroliers pour exiger des rançons ne fait pas partie d'une mission défensive. Les pirates somaliens sont plutôt devenus une force hautement organisée, avec des bases terrestres, des dépôts, et un réseau financier international.  En un mot, ils sont devenus une organisation politique – une organisation politique hautement crapuleuse, mais néanmoins une organisation politique ; très loin de ces pirates décentrés de l'imaginaire juridique, qui n'ont aucun domicile à terre, et aucune idée de l'espace public.

9.

La situation est la suivante : il y a un pays sans Etat, mais avec de nombreux groupes organisés.  Dans un Etat défaillant, pourquoi pas honorer les Etats voyous ? Pourquoi pas payer les pirates pour des assurance, en faire une sorte de Lloyds d'Eyl, et économiser ainsi une partie des milliards que nous investissons dans la flotte? Ou investir l'argent, autrement gaspillé dans des dépenses sur le gouvernement de transition, dans les organisations déjà existantes qui sont éparpillées le long de la côte ?

Il existe des précédents pour une telle action. Sans avoir le temps d'entrer dans les détails des rapports compliqués entre les pirates et les puissances européennes de l'Atlantique, rappelons-nous simplement de ces célèbres pirates Barbaresques de l'Afrique du Nord.  Gentili était convaincu que les soi-disant Etats barbaresques n'étaient rien d'autre que des bandits. Pour Gentili, les opposants honorables, avec qui il est possible d'entrer en négociations, sont seulement ceux qui dont les actions ont un fondement public, ce qui signifie : “Est un ennemi celui qui a un Etat, un sénat, un trésor public, citoyens unis et harmonieux.”[22] Grotius voyait les choses autrement ;[23] il a déclaré que l'on juge les ennemis non pas par la reconnaissance de leur unité et de leur harmonie par les autres, mais par la nature de l'association formée : selon qu'ils ont été formées simplement à des fins crapuleuses, ou comme un commonwealth, pour la jouissance de droits.

Notez tout de suite qu'il s'agit d'une manière de qualifier non pas les actions, mais l'intention derrière l'association.  Grotius continue : Si une organisation a été formée pour la jouissance de droits, ils ne peuvent être des pirates, ils ont une forme de vie qui leur est propre, et nous pouvons entrer en négociations avec eux.

Les pirates somaliens, quelles que soient leurs actions, correspondent précisément ici au modèle que propose Grotius pour évaluer les Etats barbaresques. Et c'est ce modèle-là que nous devrions reprendre aujourd'hui en abordant nos discussions avec les pirates. Ce que nous devons commencer à faire c’est de nous rendre compte des implications exactes des mots du vice-amiral Gortney : le problème commence à terre. Ce qui signifie : il y a d'autres formes de droit territorial que l'Etat. La structure étatique actuelle est incapable de se rendre compte d'un tel état des choses.

10.

Sans pouvoir développer pleinement ici, mais pour suggérer néanmoins quelque chose sur la manière dont les menaces sont conceptualisées aux limites du système étatique, j'espère suggérer, pour conclure, que la formulation inquiètante de la résolution mille huit cent cinquante et un (1851) n'est pas simplement une question de pirates somaliens.  Les attaques par hélicoptères de combat sur la Somalie en septembre 2009 visaient non pas des pirates mais un terroriste, Saleh Ali Saleh Nabhan, un membre de l'organisation al Shabaab. La création de zones de mer à l'intérieur des terres présente un modèle pour l'intervention militaire qui dépasse la question de la côte somalienne. Je vais conclure sur les paroles de John Yoo, le juriste de l’administration Bush, qui exprimait sa perplexité à la journaliste américaine Jane Mayer face au tollé provoqué par le programme américain de renditions.

“Pourquoi est-ce si difficile pour les gens de comprendre qu'il y a une catégorie de comportements qui n'est pas couverte par le système judiciaire ?” Il a demandé. “Les pirates, c'était quoi ?”[24]

Merci.

 


[1] The Digest of Justinian. 1.8.3. In Watson, Alan (ed.). 2009: The Digest of Justinian, Volume 1. Philadelphia, Pennsylvania: University of Pennsylvania Press.

[2] In Armitage, David (ed.). 2004: The Free Sea, with William Welwod’s Critique and Grotius’s Reply.  Indianapolis: Liberty Fund. p.349

[3] Preamble to the United Nations Convention on the Law of the Sea. Part Seven: Article Eighty Nine. 1982. Available at: http://www.un.org/Depts/los/convention_agreements/texts/unclos/part7.htm

[4] Preamble to the United Nations Convention on the Law of the Sea. http://www.un.org/french/law/los/unclos/closindx.htm

[5] Vattel, Emerich de. 1916: The Law of Nations, or the Principles of Natural law Applied to the Conduct and to the Affairs of Nations and of Sovereigns. Washington: Carnegie Institute of Peace. Vol. 1 xxiii, S289. p.106

[6] Available here: http://www.un.org/Depts/los/convention_agreements/convention_overview_convention.htm

[7] Hall, William Edward. 1924: A treatise on International Law. Oxford: Clarendon Press. p.310.

[8] Colombos, C. John 1967: The International Law of the Sea. New York: David McKay. p.288

[9] The ontological priority of land for law is a point I have taken from Carl Schmitt. See: Schmitt, Carl. 2003: The Nomos of the earth: in the International Law of the Jus Publicum Europaeum. New York: Telos Press. Especially pp.42-50 & pp.80-86.

[10] Which is the content summed up in Cicero’s famous declaration that pirates are the enemies of all.

[11] My thanks to Meg Stalcup for this turn of phrase.

[12]Which is defined in the International Maritime Organizations’ Code of Practice for the Investigation of the Crimes of Piracy and Armed Robbery against ships Resolution: A922 (22). Annex, Paragraph 22. Available here: http://www.imo.org/Facilitation/mainframe.asp?topic_id=362

[13] Resolution 1816 (2008) Adopted Unanimously with Somalia’s Consent; Measures Do Not Affect Rights, Obligations under Law of Sea Convention. http://www.un.org/News/Press/docs/2008/sc9344.doc.htm

[14] For further examples see William Langewiesche’s book. 2004: The Outlaw Sea: A world of freedom, chaos and crime. New York: North Point Press.

[15] In, Rozenberg, Joshua. 2009: Calling for a Holistic Approach to solving the piracy problem. els International Lawyers. p.10 http://www.usni.org/userfil/file/els%20Piracy%20White%20Paper%20FINAL.pdf

[16] Vice Admiral William Gortney. Commander: U.S. Naval Forces Central Command. Testimony before the House Armed Services Committee. March 5, 2009.

[17] See Schmitt, Carl. 2007: Theory of the Partisan. New York: Telos Press. p.20

[18] See Schofield, Clive. Plundered Waters: Somalia's Maritime Resource Insecurity. In Doyle, Timothy & Riesly, Melissa. 2008: Crucible For Survival: Environmental Security and Justice in the Indian Ocean Region. Piscataway, NJ: Rutgers University Press. pp.102-116.

[19] Marine Resources Assessment Group. 2005: Review of impacts of illegal, unreported and unregulated fishing on developing countries. London: DFID.

[20] United Nations Environment Program. 2004: Somalia: National Rapid Environmental Desk Assessment.

[21] Indian East Ocean Commission. See: http://www.iotc.org/English/index.php

[22] Gentili, Alberico. 1933: Three books on the Law of War. Washington: Carnegie Endowment for Peace. p.25.

[23] Grotius. 1925: The Laws of War and Peace, in Three Books, Wherein Are Set Forth the Law of Nature and of Nations Also the Principles of Public Law. Washington: Carnegie Endowment for Peace. p.630.

[24] Quoted in, Mayer, Jane. Outsourcing Torture: The secret history of America’s “extraordinary rendition” program. New Yorker. February 14, 2005.